C’est par l’intermédiaire du Ministre d’État Paul Eyschen que les objets donnés par Spring au Grand-Duc Adolphe rejoignirent les collections de la Section historique qui voulait à l’époque constituer un petit musée ethnographique en complément aux collections sur l’histoire du Luxembourg. Le conservateur de la Section historique, Nicolas van Werveke, les mentionne une première fois dans son rapport pour l’année 1896, de sorte qu’ils se trouvent au Luxembourg depuis au moins cette année-là. Il en dressa l’inventaire détaillé deux ans plus tard, sans doute sur base des indications du donateur Albert Spring. Il s’agit principalement de lances, javelots et autres armes traditionnelles, mais aussi d’objets civils comme des tambours, crécelles, chaises, nattes, amulettes, vases, bijoux, tabatières, etc. Les noms des peuples et des lieux évoqués dans l’inventaire dressé par van Werveke indiquent que la provenance de ces objets est à chercher en Afrique orientale et centrale. Ils correspondent aux régions traversées par Spring en 1892-1893.
Des objets spoliés : la collection d’Albert Spring
Des objets spoliés : la collection d’Albert Spring
En 1896, un certain Albert Spring remet à la section historique un ensemble d’objets provenant de l’Afrique orientale allemande (Deutsch Ostafrika – actuelle Tanzanie). Collectés dans les années 1892 et 1893, ces objets ont été envoyés en Europe en plein durant la conquête coloniale et sont donc à considérer aujourd’hui tous comme issus d’un contexte d’acquisition problématique – le MNAHA a d’ailleurs contacté, avec le soutien du Ministère de la Culture, à plusieurs reprises le Musée national de Dar-es-Salam à ce sujet pour rendre nos collègues attentifs à l’existence de cette collection et pour montrer notre volonté de collaboration à tout projet commun, voire à une restitution.
Aperçu biographique de Albert Spring
Nous ne savons pas pourquoi Albert Spring donna ces objets au Grand-Duc Adolphe de Luxembourg – alors même qu’il fit plusieurs dons à des musées allemands plus tard (à Berlin et Stuttgart notamment). Le capitaine de marine marchande Albert Spring, né à Neuwied (D) en 1861 et décédé à Berlin en 1917, ne semble en effet pas avoir résidé au Luxembourg, ni avoir eu de liens familiaux au Grand-Duché. Spring était cependant un colonialiste actif : Outre son voyage de 1892-1893 en Afrique orientale allemande, il effectue un voyage d’exploration au Cameroun allemand en 1886-1887, travaille pour une compagnie concessionnaire au Mozambique portugais en 1893 où il retourne en 1909 pour documenter la faune locale et sans doute y organiser des chasses au profit de voyageurs européens. Lors de ses longs passages en Europe, il donne de nombreuses conférences dans des société savantes et au grand public pour populariser les idées colonialistes. L’ensemble de ses voyages en Afrique se déroulent à la période d’établissement de la domination européenne en Afrique qui était alors encore mal assurée. Les rapports de force entre Européens et Africains sont alors marqués par une très grande violence.

Acquisition de la collection Spring par la Section historique 1896
Rassemblement de la collection par Albert Spring
Les sources indiquent que Spring acquit la majorité des objets aujourd’hui présents au MNAHA pendant son voyage en Afrique orientale allemande 1892-1893. Bien que Spring indique dans ses mémoires que certains objets lui auraient été « donnés » par tel ou tel « sultan » africain, la période des voyages correspond à celle de l’établissement de la domination allemande dans la violence. Si les objets identifiés comme provenant de peuples amis des Allemands peuvent être considérés comme de réels cadeaux, tous les objets provenant de peuples ennemis des colonisateurs sont à considérer comme acquis dans des conditions violentes, comme les objets présentés ci-dessous.


Objets Nyamwezi
Le 4 juin 1892, Spring, qui se trouvait alors au poste de Tabora, est réquisitionné par le résident militaire allemand pour l’aider à combattre le chef Isike d’Unyanyembe – les Allemands le désignaient sous le nom de Sikki. Isike était un des grands chefs du peuple Nyamwezi et les Allemands lui reprochaient d’attaquer régulièrement leurs caravanes. Dans son rapport sur les événements de 1892, le résident allemand Schwesinger montre par ailleurs qu’Isike avait réussi à mobiliser les chefs de plusieurs régions aux alentours ce qui risquait d’isoler totalement les Allemands à Tabora.
Lors de leur attaque dans la soirée du 4 juin 1892, les Allemands réussirent certes à pénétrer dans le complexe fortifié qu’Isike avait construit dans la ville de Tabora, mais il leur fut uniquement possible de prendre du butin, sans réussir à capturer ou à tuer le sultan et sa suite. Contrairement à la représentation faite par la presse allemande de l’époque, l’assaut fut donc un échec pour les Allemands. Rejoints quelques jours plus tard par le lieutenant Ludwig Meyer, il fut décidé non pas de tenter un second assaut contre la résidence d’Isike, mais d’attaquer, de détruire et de brûler plusieurs villages dans les alentours qui avaient fait allégeance au sultan – il est plus que probable qu’une partie des objets Nyamwezi se trouvant aujourd’hui au Luxembourg aient été pillés à cette occasion. Spring évoque d’ailleurs sa participation active à ces raids dans ses mémoires.
Il s’agit en particulier de la « Lance sacrée du sultan Sicki de Tabora » et du « tambour de guerre du sultan Sicki de Tabora » (graphie de van Werveke). Les descriptions de l’inventaire de van Werveke permettent d’attribuer assez clairement ces deux objets au contexte de la prise de la résidence d’Isike et ils sont donc à considérer comme du butin de guerre – et ce même si le tambour qui se trouve au MNAHA ne devait pas être celui d’Isike, mais aurait appartenu à un des dignitaires de sa cour.
L’anneau de Mwinyi Mtwana
Le 1er juin 1893, le Luxemburger Wort reproduit la lettre de l’épouse d’un officier allemand en Afrique qui relate une expédition punitive contre des villageois qui auraient attaqués une caravane allemande : les Allemands n’ayant pas trouvé le chef de village recherché, ils tuèrent un de ses alliés, l’épouse et le père de celui-ci. Ce chef exécuté par les Allemands s’appelait Mninitwana (ou Mwinyi Mtwana, selon la graphie la plus répandue dans la littérature scientifique). Cet ancien commerçant de la côte avait fui sa région natale car il était incapable de payer ses dettes. Il partit alors commercer et guerroyer dans l’intérieur des terres et devint l’allié du sultan de Zanzibar avec lequel il s’engagea à protéger les caravanes commerciales arabes et devint le chef incontesté de la région autour du village de Mdaburu. Cependant, dès le milieu des années 1880, le chef Mwinyi Mtwana s’émancipa de la tutelle de Zanzibar et commença à lever des droits de passage pour son propre compte, d’abord des caravanes arabes qui choisirent dès lors d’autres routes pour éviter Mdaburu, puis également des Européens qu’il continuait pourtant d’accueillir amicalement. S’étant allié aux Hehe qui s’opposaient aux Allemands vers 1891, Mwinyi Mtwana et son fils – dont les hommes effectuaient alors de nombreux raids sur toutes les caravanes passant dans les parages – étaient devenus des hommes à abattre pour les Allemands.
L’occasion d’attaquer se présente quand Spring passe par la région lors de son retour vers la côte. Sous le commandement militaire des officiers Tom von Prince et Alfred Sigl, les Allemands et leurs alliés atteignirent Mdaburu au milieu de la nuit du 10 au 11 mars 1893. Leur troupe était composée de cinq officiers européens et de 126 askaris de l’armée régulière allemande (Schutztruppe), épaulée par Spring et ses 24 mercenaires africains, auxquels se joignirent une centaine de guerriers recrutés à la hâte dans les environs. Ils lancèrent l’attaque sur le camp de Mwiniy Mtwana vers trois heures du matin, alors que le village était endormi. Les combattants Héhé et la garde de Mwiniy Mtwana furent rapidement écrasés. Les huttes du village furent incendiées systématiquement les unes après les autres, forçant les occupants à sortir et à se constituer prisonniers. Dans une des premières huttes ainsi détruites, les Allemands firent prisonnier le sultan et son père.
Selon Spring, l’attaque était achevée vers 8 heures du matin et les Allemands prirent d’abord le temps d’inspecter le riche butin qu’ils avaient amassé au centre du village : des carabines, un petit canon, un pistolet Mauser pillé sur une caravane allemande, le drapeau de Mwiniy Mtwana, des bijoux et des bouclier Héhé – dont peut-être certains se trouvent aujourd’hui au MNAHA. Les officiers allemands déclarèrent alors le sultan et son père coupable et les condamnèrent à mort par balle, sentence qui fut exécutée sur le champ.
Conclusion
Considérant ce qui précède, il est assuré que les objets en lien avec Mdaburu et Mwinyi Mtwana et évoqués comme tels dans l’inventaire de Nicolas van Werveke ont été le produit du pillage ayant suivi l’exécution de prisonniers de guerre par Spring et ses compagnons. De même, il existe une très forte présomption que les lances et boucliers attribués par van Werveke aux peuples Gogo (Wagogo) et Héhé (Wahehe) aient également, en partie du moins, été acquis lors de l’attaque du camp de Mwinyi Mtwana.
Du butin issu des guerres coloniales allemandes s’est donc bien retrouvé au Luxembourg. Comme indiqué en début du présent texte, aujourd’hui, le Luxembourg est tout-à-fait disposé à restituer l’ensemble de ces objets.
Texte | CC BY-NC | Régis Moes, MNAHA
Sources
Rapport du Secrétaire conservateur, Publications de la Société historique (PSH), Volume XLV, 1896.
Catalogue descriptif de la collection ethnographique Spring dans Rapport du Secrétaire conservateur, Publications de la Société historique (PSH), Volume XLVI, 1898.
Récit de voyage de Spring Albert, Selbsterlebtes in Ostafrika, Dresde et Leipzig, Köhler, 1896. (catalogue des bibliothèques luxembourgeoises)
'Verschiedene Nachrichten'. Dans: Luxemburger Wort, 1893. Jg., nº 152 (01.06.1893). [Numérisé par la bibliothèque nationale du Luxembourg]. (plein texte, dernière consultation : 01.07.2024)
Benett, Norman R., 'Mwinyi Mtwana and the Sultan of Zanzibar', dans: Benett, Norman R., Studies in East African History, Boston, Boston University Press, 1963.
Benett, Norman R., 'Arab versus European'. Diplomacy and War in the nineteenth-century East Central Africa, New York, Africana Publishing Company, 1986.
Date de publication : 28 septembre 2023
Dernière actualisation : 1 juillet 2024