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N°I 2024 MuseoMag
n’avez pas eu la chance de fréquenter les musées
avec vos parents ou si vous n’avez pas eu de coup
de foudre lors d’une sortie culturelle (scolaire ou
autre), vous n’avez que très peu de chance de fré-
quenter les lieux d’exposition. Parce qu’il s’adapte
aux nouveaux usages, le numérique ouvre la porte
à ceux qui n’osent pas, à ceux qui ne peuvent pas,
à ceux qui ne connaissent pas. Le numérique est
certes amputé de la sensualité et de l’expérience
collective, mais il propose d’indéniables vertus
d’accessibilité: il parle toutes les langues, s’adapte
à tous les handicaps, répond à toutes les questions,
reste disponible à la demande et pour l’éternité.
Complémentarité et non substitution, c’est le cœur
de l’évolution que nous devons porter.
En tant que consultant et fondateur de SocioLab,
vous êtes souvent sollicité lors de managements
de transition ou de processus d’innovation
majeurs au sein d’entreprises. C’est alors que vous
faites valoir vos connaissances en anthropologie,
ethnologie et philosophie. Comment expliquer que
les sciences humaines viennent «au secours» de
l’avancée technologique?
Notre société fait primer les outils sur leur finalité. Or,
l’humain est un être de sens. L’utilité, l’efficacité et la
seule rationalité ne suffiront jamais à son épanouis-
sement. Les sciences sociales et humaines éclairent
les processus de déshumanisation et révèlent les
moteurs de nos actions. Elles décrivent l’humain tel
qu’il est dans son devenir: un être de récit qui se
raconte le monde plus qu’il ne l’éprouve, qui a des
besoins symboliques tout aussi importants que ses
besoins physiologiques.
Parce qu’elles décrivent les usages et décryp-
tent les motivations des individus, nos sciences ne
jugent pas, et c’est ce qui leur permet de mettre à
jour les représentations qui sous-tendent notre rap-
port à l’innovation. Le mot «technologique» porte en
lui-même cette démarche puisqu’il signifie «le lan-
gage sur la technique». Tandis que la technique se
développe selon une dynamique propre, le discours
qui l’accompagne en dit beaucoup sur nos peurs et
nos espoirs. Exprimer ces représentations permet
de mieux appréhender les enjeux et de penser plus
sereinement les évolutions.
Dans ma pratique, je distingue nettement l’inno-
vation du progrès, véritable finalité de nos actions.
À trop nous concentrer sur les outils et sur les rup-
tures qu’ils provoquent avec le passé, on distingue
moins bien les potentialités qu’ils nous ouvrent. Or,
ENTRETIEN
la pensée humaniste comme l’anthropologie ou les
neurosciences nous rappellent qu’il est dans notre
nature d’évoluer, qu’on ne naît pas humain, mais
qu’on le devient. C’est dans l’adaptation constante
que l’on progresse, avec les autres, avec son
temps. Les sciences sociales, en les réhumanisant,
permettent de nous rappeler que les outils sont des
leviers de progression.
Quelles leçons tirez-vous de votre expérience au
service du musée Van Gogh?
Ma collaboration avec le musée Van Gogh
d’Amsterdam me permet de mesurer la capacité
d’adaptation d’une grande institution culturelle.
L’art n’y est pas entendu comme une suite de règles
à connaître, de codes à respecter, d’attitudes à
emprunter. L’art, c’est l’esprit qui se détache de la
matière qui le contient, ce sont les valeurs qui éma-
nent d’un cadre et qui nous donnent à sentir, sans la
comprendre, la sensation d’être au monde de
Vincent – c’est ainsi que le nomment les collabo-
rateurs.
Le lieu musée n’est pas l’alpha et l’oméga de leur
stratégie de rayonnement. Présentiel ou numérique,
la priorité est donnée à la transmission. Aussi,
l’analyse des usages est-elle primordiale, et tous
les moyens sont mis en œuvre pour aller toucher