Une toile d'Ubac remonte vers la lumiére, lentement, puissamment, toute
baignée encore d'une lueur souterraine de schiste. Elle naît comme une plante sort
de la terre, à travers la violence sourde des bruns, des ocres, et des rouges —- bourgeon,
pierre et soleil à la fois. — Elle s'alourdit comme la nature, par couches stratifiées,
et, insensiblement, un espace multiple apparait.
Un monde fruste et rugueux, secret et fort, plein de courage, celui de Perotin
et des premiers áges chrétiens — plus douloureux, plus inquiet sans doute parce que
nous avons trop appris à connaitre les mille formes de l'angoisse. Mais je ne m'étonne
pas que l'Église s'adresse à lui pour retrouver le meilleur d’elle-même, le temps où
elle n’était pas encore triomphante, où elle recouvrait les belles pierres dressées du
paganisme des signes de sa tendresse.
Jean Bazaine, Derriere le Miroir, 1955
. Maitre de ses formes, de ses forces, de ses choix, l'artiste est soumis, quoi-
qu'il se plie à son dessein, aux conditions de la matiére. Elle lui impose ses contraintes
et souvent le détourne, pour le mieux servir, du but qu'il s'était d'abord assigné.
De cette servitude volontaire, acceptée, provoquée, il fait sa ressource. Elle tire de
lui, malgré lui, des moyens imprévus; elle oriente ses désirs, dévie, engage sa démarche
créatrice. Elle la limite, mais elle lui ouvre des voies nouvelles. Des solutions inatten-
dues, d’autres problèmes se découvrent. L’arbitraire du créateur doit composer avec
l'arbitraire de l'oeuvre. Deux vouloirs s'affrontent. Offensif et patient d'une part;
passif et comme indifférent de l'autre. Attaque et résistance, essais et renoncements,
calculs inspirés, hasards, coups singuliers, échecs alternent dans les opérations de
l'art jusqu'à l'engagement final, l'acte décisif qui les achévera. Toute création est
une tactique expérimentale. Aux prises avec une matiére qu'il lui faut réduire à l'idée,
l'artiste en sait d'avance les risques et les exigences, les refus, les impératifs obscurs ...
Pierre Volboudt, Derriére le Miroir, 1961