On repete que Jean Lurcat est le renovateur de la tapisserie, et rien n’est
plus vrai. Nous le savons bien, dira-t-on; je crois que nous le savons mal;
cat il y a eu, de sa part, beaucoup plus qu'une rénovation.
Exact qu’il a ressuscité cette tapisserie qui était morte depuis des années;
exact qu’il en a retrouvé la source. Mais ce qu’il a su réaliser, au delà d’une
résurrection, ce fut une transfiguration. La tapisserie des âges illustres se
cantonnait dans l’anecdote; avec Lurgat, elle est devenue porteuse d'un
rêve et comme d'une annonciation. Lutgat nous conviait à une découverte,
à une connaissance: que le monde, autour de nous, n’est pas seulement un
spectacle, mais que nous y participons, que nous y baignons, qu’il y a
échange du monde à nous-même et de nous-même au monde. Ces
personnages végétaux qui sont les siens, ce bestiaire magique qu’il nous
propose, cela signifie que l’univers est peuplé de signes et de sortilèges. Et
Lurçat n’a jamais été plus explicite en ce sens que dans son ’Chant du Monde”
Il me semble qu’on pourrait le définir, Jean Lurçat, en voyant en lui à la
fois un être de puissance, un poète, et une créature d’élan.
Un étre de puissance, parce qu'il fallait un tempérament de la race des Hugo,
des Zola ou des Claudel, une densité humaine, une énergie musclée, une
force exceptionnelle pour bátir une oeuvre comme celle qu'il a bátie. Et
J'ajoute qu’il y fallait aussi une obstination peu commune; car en dépit de
tous les obstacles qui se dressèrent sous ses pas, il a continué, il n’a pas
cessé de se jeter en avant, avec une espèce d’entêtement farouche.
Un poéte? Parce que Lurgat était quelqu'un qui aimait le réel et dont le
regard, en méme temps, y percevait un sur-réel. Le réel, c’est ce qui nous
est immédiatement donné, et il est capital de ne jamais perdre le contact
avec ce qui nous est donné de brut et de vivant, sous peine de n’avoir plus
sous les doigts que de l’insubstance. Lurçat aimait les choses concrètes ;
toucher la laine était pour lui délectable; et comme il jouissait des couleurs,
des couleurs élémentaires! Mais la certitude était en lui, parallèlement,
comme une divination profonde, que la matière telle quelle, que la nature
telle quelle, ont des choses à nous dire, qu’un courant passe à travers elles
que le monde est plein d’élocutions bruissantes, de suggestions confuses
qu’il s’agit de recueillir et d’interpréter.
Une créature d’élan, enfin. Il y a un texte de lui qui me paraît essentiel:
>
Te voudrais. écrivait-il, je voudrais un art qui cessát de flirter intimement
>
avec le désespoir'. Cet homme que j'ai connu, et qui n'était certes pas un
naif, cet homme qui, dans sa chair méme, avait fait l'expérience de l'horreur,
lorsque, combattant de Verdun, il n'était pas autre chose, dans cet enfer,
qu'une parcelle, selon son expression même, de cette 'boue qui hurlait’, cet
homme ravagé, cet incroyant, c'était quelqu'un, cependant, qui se refusait
au désespoir, quelqu'un qui optait, dans une fougue permanente et je dirais
presque sauvage, pour l’espérance et pour le soleil. Il me faisait penser à ces