LES ESQUIMAUX VUS PAR HENRI MATISSE Les 31 lithographies originales exposées ont été exécutées en 1949 par Matisse qui avait donné les bons à titer en vue de l'illustration de «Une Féte en Cimmérie» de Georges Duthuit; mais l'ouvrage, tiré à 120 exemplaires, ne parut qu’en 1963 (Paris, Tériade, Editeur, In-49). Il comporte, outre la couverture, seize planches dans le texte et quatorze en fin de volume (dont huit variations sur un méme visage de femme). @ Ces dessins suraigus ne sont plus nés d'une sorte de libération après l’observation d’un modèle, comme l'ont été d'autres ceuvres de Matisse, mais plutót de l'identification de l'artiste à la vie de ces personnages et aux traits caractéristiques qui la révèlent. Là aussi Matisse n’est pas devant son modéle mais avec lui dans l'ambiance de ce dernier. Après avoir dégagé le caractère essentiel à travers les dessins à l'estompe, sa main est comme une girouette ultra-sensible. La moindre vibration, venue des confins de l’espace, se répercute dans des instantanés, comme en témoignent ces dessins, plutôt que croquis, frissonnants de vie. Cet ensemble résulte du choc éprouvé par Matisse au premier contact avec des masques esqui- maux qui garnissent les murs de mon studio. Paris, octobre 1970 Georges Duthuit n C'est aux murs de l'atelier de Georges Duthuit qu'Henri Matisse vit pour la premiére fois des masques esquimaux. Il s'en souvint lorsque, plus tard, il dessina, d’après des photogra- phies, les visages qui illustrent «Une féte en Cimmérie» et qui eurent, à leur tour, un prolon- gement important: les «masques» exécutés à l'encre pendant ses derniéres années et plus d'une fois intégrés dans les grandes gouaches découpées, en lesquelles un labeur de plus de soixante ans culmine. Mais, qu'il dàt s'agir plus que d'une simple rencontre, voilà ce dont nous, qui connümes Georges Duthuit à cette époque et le vimes jour après jour, pouvons témoigner. Un art qui a pour fonction d’être la plaque tournante entre le quotidien et le surnaturel, qui nous incite à l’exaltation de l’esprit et des sens et nous tient compagnie le long du chemin qui y mène (ces visages humains au départ, divins à l’arrivée), qui mieux que Matisse, occupé à restituer à la peinture son rôle médiateur, pouvait le comprendre? Et qui mieux l’aimer, le défendre que Georges Duthuit, dont la pensée en théorie comme en pratique était apologie du partage, de la conversion et de cet embrasement à qui ils conduisent et qu’on appelle fête ? Ce qui l’avait attiré tout particulièrement chez les Esquimaux, c’est sans doute que leur faculté unitive n’est pas, comme chez d’autres peuples, détruite par la civilisation moderne: qu’au sortir de l’usine ou du supermarché, ils retrouvent sans peine le chemin des dieux. Car tel est le sens de sa propre démarche: dans notre monde que les glaces de l’intelligence acquisitive transforment chaque jour un peu plus en une Cimmérie, attiser la seule flamme qui y puisse survivre et nous réchauffer, le feu des signes. Jean-Paul Riopelle Pierre Schneider 16